Poésie : Une page de l'enfer

Titre : Une page de l'enfer

Poète : André Lemoyne (1822-1907)

À François Coppèe.


I.

Lorsque Dante, égaré dans un âpre chemin,
Marchait, sans le savoir, aux ténébreux abîmes,
Virgile, comme un frère, y vint prendre la main
Du sombre évocateur qui parle en tierces rimes.

Anxieux au tomber du jour, le Florentin
Restait pâle et muet comme un enfant qui tremble.
La voix au timbre d'or du poète latin
Lui dit : « Rassure-toi, nous descendrons ensemble. »

Et, d'un pied moins craintif, Dante suivit les pas
De son maître au séjour d'éternelle souffrance,
Dans la Cité des Pleurs, d'où l'on ne revient pas,
La Cité dont la porte interdit l'espérance.

Ce que l'ancien Prieur de Florence put voir
Dans la foule des morts qui lui semblait vivante
Et se tordait au feu d'un lugubre entonnoir,
Fit blêmir l'homme rude effaré d'épouvante :

Papes et cardinaux, ducs et provéditeurs,
Maigris dans l'avarice, engraissés dans l'usure,
Trafiquants de justice et prévaricateurs,
Damnés de simonie et damnés de luxure.

Là fourmillaient ensemble un tas d'êtres pervers :
Renégats, imposteurs, hypocrites et fourbes,
Tantôt noirs, tantôt blancs, aux regards de travers,
Reptiles qui sans bruit glissaient en lignes courbes.

Sous rafales de neige et tourbillons de feu,
Il aperçut de loin, aux profondeurs du gouffre,
Le traître à sa patrie et le traître à son Dieu,
Qui secouaient en vain leurs chemises de soufre.

II.

Il salua plus tard Brunetto Latini,
Puis écouta, songeur, une vois douloureuse
Quand passèrent Françoise et Paul de Rimini,
Avec la plaie au cœur dans l'étreinte amoureuse ;

Toujours, d'un même essor et d'un même vouloir,
Portés dans l'air ainsi que des ramiers fidèles,
Vers le nid à grand vol rentrant tous deux le soir,
Avec un bruit égal dans leurs battements d'ailes.

André Lemoyne.