Poésie : À mon ami Ulric Guttinguer

Titre : À mon ami Ulric Guttinguer

Poète : Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)

Depuis que de mon Dieu la bonté paternelle
Baigna mon cœur enfant de tendresse et de pleurs,
Alluma le désir au fond de ma prunelle,
Et me ceignit le front de pudiques couleurs ;

Et qu'il me dit d'aller vers les filles des hommes
Comme une mère envoie un enfant dans un pré
Ou dans un verger mûr, et des fleurs ou des pommes
Lui permet de cueillir la plus belle à son gré ;

Bien souvent depuis lors, inconstant et peu sage.
En ce doux paradis j'égarais mes amours ;
À chaque fruit charmant qui tremblait au passage,
Tenté de le cueillir, je retardais toujours.

Puis, j'en voyais un autre et je perdais mémoire :
C'étaient des seins dorés et plus blonds qu'un miel pur ;
D'un front pâli j'aimais la chevelure noire ;
Des yeux bleus m'ont séduit à leur paisible azur.

J'ai, changeant tour-à-tour de faiblesse et de flamme,
Suivi bien des regards, adoré bien des pas,
Et plus d'un soir, rentrant, le désespoir dans l'âme,
Un coup-d'œil m'atteignit que je ne cherchais pas.

Caprices ! vœux légers ! Lucile, Natalie,
Toi qui mourus, Emma, fantômes chers et doux.
Et d'autres que je sais et beaucoup que j'oublie,
Que de fois pour toujours je me crus tout à vous !

Mais comme un Ilot nouveau chasse le flot sonore,
Comme passent des voix dans un air embaumé,
Comme l'aube blanchit et meurt à chaque aurore.
Ainsi rien ne durait... et je n'ai point aimé.

Non jamais, non l'amour, l'amour vrai, sans mensonge.
Ses purs ravissements en un cœur ingénu,
Et l'unique pensée où sa vertu nous plonge,
Et le choix éternel.... je ne l'ai pas connu !

Et si, trouvant en moi cet ennui que j'évite,
Retombé dans le vide et las des longs loisirs,
Pour dévorer mes jours et les tarir plus vite,
J'ai rabaissé mon âme aux faciles plaisirs ;

Si, touché des cris sourds de la chair qui murmure.
Sans attendre, ô mon Dieu, le fruit vermeil et frais,
J'ai mordu dans la cendre et dans la pourriture,
Comme un enfant glouton, pour m'assoupir après ;

Pardonne à mon délire, à l'affreuse pensée
D'une mort sans réveil et d'une nuit sans jour,
À mon vœu de m'éteindre en ma joie insensée ;
Pardonne. — Tout cela, ce n'était pas l'amour.

Mais, depuis quelques soirs et vers l'heure où l'on rêve,
Je rencontre en chemin une blanche beauté ;
Elle est là quand je passe, et son front se relève,
Et son œil sur le mien semble s'être arrêté.

Comme un jeune Asphodèle, au bord d'une eau féconde,
Elle penche à la brise et livre ses parfums ;
Sa main, comme un beau lys, joue à sa tête blonde ;
Sa prunelle rayonne à travers des cils bruns.

Comme sur un gazon, sur sa tempe bleuâtre
Les flots de ses cheveux sont légers à couler ;
Dans le vase, à travers la pâleur de l'albâtre,
On voit trembler la lampe et l'âme étinceler.

Souvent en vous parlant, quelque rêveuse image
Tout-à-coup sur son front et dans ses yeux voilés
Passe, plus prompte à fuir qu'une ombre de nuage,
Qui par un jour serein court aux cimes des blés.

Ses beaux pieds transparents, nés pour fouler la rose,
Plus blancs que le satin qui les vient enfermer,
Plus doux que la senteur dont elle les arrose,
Je les ai vus.... Mon Dieu, fais que je puisse aimer !

Aimer, c'est croire en toi, c'est prier avec larmes
Pour l'angélique fleur éclose en notre nuit,
C'est veiller quand tout dort et respirer ses charmes,
Et chérir sur son front ta grâce qui reluit ;

C'est, quand autour de nous le genre humain en troupe
S'agite éperdument pour le plaisir amer.
Et sue, et boit ses pleurs dans le vin de sa coupe.
Et se rue à la mort comme un fleuve à la mer,

C'est trouver en soi seul ces mystiques fontaines,
Ces torrents de bonheur qu'a chantés un saint Roi ;
C'est passer du désert aux régions certaines,
Tout entiers l'un à l'autre, et tous les deux dans toi :

C'est être chaste et sobre, et doux avec courage ;
C'est ne maudire rien quand ta main a béni ;
C'est croire au ciel serein, à l'éclair dans l'orage ;
C'est vouloir qu'ici bas tout ne soit pas fini ;

C'est, lorsqu'au froid du soir, aux approches de l'ombre,
Le couple voyageur s'est assis pour gémir,
Et que la mort sortant, comme un hôtelier sombre,
Au plus lassé des deux a crié de dormir ;

C'est, pour l'inconsolé qui poursuit solitaire,
Être mort et dormir dans le même tombeau ;
Plus que jamais c'est vivre au-delà de la terre,
C'est voir en songe un ange avec un saint flambeau.

Juillet 1819.

Charles-Augustin Sainte-Beuve.