Poésie : Matinée de novembre

Titre : Matinée de novembre

Poète : Joseph Autran (1813-1877)

Les brouillards sont venus, dont l'humide manteau
Charge dès le matin la plaine et le coteau :
Pâle et froide vapeur qu'à peine un rayon perce.
Les feuilles que l'eau trempe et qu'un souffle disperse,
Tourbillonnent dans l'air ; la bise à l'aigre son
S'est remise à chanter, à pleurer sa chanson.
C'est l'heure de rentrer ; rentrons. Seul dans ma chambre
Devant ces vieux chenets qu'on replace en novembre.
Je rallume un feu clair de cyprès et de houx ;
Et, je ne sais comment, amis ! Je songe à vous.

Aux beaux jours d'autrefois — les seuls que Dieu protège —
Aux beaux jours, qui pourtant sont les jours de collège,
Nous étions quatre amis ; et jamais compagnons
Dont l'histoire ou la fable a conservé les noms,
Ni Castor ni Pollux, Oreste ni Pylade,
Ne marchèrent unis de plus tendre accolade.
Émules au travail et non rivaux jaloux,
Le plus âpre latin s'adoucissait pour nous.
Le premier finissant passait son thème à l'autre.
Aux jeux même union : vrai faisceau que le nôtre !
Laissons-les, disait-on, ce sont les quatre amis.
Or, en cet heureux temps, nous nous étions promis,
Quel que fût l'avenir, destins bons ou contraires,
De vivre ainsi toujours indivisibles frères :
Rien, parmi ces hasards qu'on devait conjurer,
Rien qui pût, ici-bas, un jour nous séparer ;
Cela fut dit, prenant le ciel en témoignage.
Ô projets ! Ô candeur des serments du jeune âge !
L'un de nous maintenant, celui qui, pâle et doux,
Semblait en ce temps-là le plus frêle de tous,
Là-bas, sur ce rivage où la France est campée,
Travaille jour et nuit du cœur et de l'épée.
Depuis six mois passés, son héroïque ennui
Voit le donjon des czars se dresser devant lui,
Et sur ses compagnons, troupe au labeur penchée,
L'obus à tout moment pleuvoir dans la tranchée.
L'autre, que son berceau, décoré d'un blason,
Reçut comme héritier d'une riche maison,
Erre au loin désormais, récoltant un pain rare
Dans une des cités au bord du Delaware.
Le sort, qui démentit sa première douceur,
A fait du fier jeune homme un humble professeur.
Le troisième, autrefois si joyeux, quand j'y pense,
Après de longs travaux goûtait la récompense.
La femme de ses vœux riait à son chevet ;
Un beau groupe d'enfants près de lui s'élevait ;
Il voyait sa maison, florissante et superbe,
Grandir : depuis trois mois, il dort, couché sous l'herbe !
Enfin, de ce cher nid d'où chacun s'envola,
Moi le dernier de tous, aujourd'hui je suis là ;
Je suis là, me chauffant devant ce feu d'épines ;
Je regarde parfois du côté des collines,
Et je vois fuir au loin quelque vol de ramiers :
Ô fuite plus rapide encore des jours premiers !
Ô tendresses des cœurs, unions éphémères !
Ô de l'homme qui passe éternelles chimères !

Joseph Autran.