Poésie : Boutade à la raison

Titre : Boutade à la raison

Poète : Louise Colet (1810-1876)

Froide raison, pompeuse idole,
Divinité, chère à l'orgueil,
Tu n'as pas un mot qui console
Les souffrances d'un cœur en deuil :
Jamais, dans ton œil inflexible,
On ne vit des pleurs de pitié ;
Ta voix rend l'amour insensible,
Et glace même l'amitié.

Comme l'onde de la mer Morte
Que le vent ne peut soulever,
D'une âme indifférente et forte,
Voir l'infortune, et la braver :
Sans que leurs douleurs nous effleurent,
Puiser une utile leçon
Dans les larmes de ceux qui pleurent,
Voilà ce qu'on nomme raison.

Quand le bonheur nous abandonne,
S'immoler à la vanité ;
Rendre au monde ce qu'il nous donne,
Dédain, impassibilité !...
Être, en commençant l'existence ;
Insensible à la trahison ;
S'endurcir contre l'inconstance,
Voilà ce qu'on nomme raison.

Vieillir l'âme avant que les rides
Viennent sillonner notre front ;
Tarir, par des pensers arides,
Tout sentiment tendre et profond ;
Fuir l'amitié qui nous convie ;
Dans l'amour prévoir l'abandon
Arracher les fleurs de la vie ;
Voilà, ce qu'on nomme raison !

Si le cœur, comme Prométhée,
Saigne, rongé par un vautour ;
Si la vie est désenchantée,
Si l'espoir a fui sans retour ;
Si le souvenir nous déchire,
Savoir feindre la guérison ;
Etouffer nos pleurs et sourire,
Voilà ce qu'on nomme raison !

Sitôt que sa paupière s'ouvre,
Dessiller l'enfant ingénu ;
Lever le voile qui le couvre,
Et lui montrer le monde à nu :
Dans son âme qui vient d'éclore,
Mêler la crainte et le soupçon
A l'espérance qu'on déflore :
Voilà ce qu'on nomme raison !

Au flambeau que la gloire allume
Préférer un obscur destin :
Sans que la lèvre s'y parfume,
Briser la coupe du festin ;
Toujours au fond de l'ambroisie,
Soupçonner un amer poison :
Vivre sans foi, sans poésie ;
Voilà ce qu'on nomme raison !

Raison dont je suis obsédée,
Déité des esprits rampants,
Tu soumets toute noble idée,
Aux préjugés dont tu dépends !
Sous ton joug l'âme est avilie ;
La foule abuse de ton nom :
Pour une sublime folie,
Je t'abandonne ; adieu, raison !

Louise Colet.