Poésie : Jocelyn, le 20 septembre 1793
Titre : Jocelyn, le 20 septembre 1793
Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Je ne sens plus le poids du temps ; le vol de l'heure 
D'une aile égale et douce en s'écoulant m'effleure ; 
Je voudrais chaque soir que le jour avancé 
Fût encore au matin à peine commencé ; 
Ou plutôt que le jour naisse ou meurt dans l'ombre, 
Que le ciel du vallon soit rayonnant ou sombre, 
Que l'alouette chante ou non à mon réveil. 
Mon cœur ne dépend plus d'un rayon de soleil, 
De la saison qui fuit, du nuage qui passe ; 
Son bonheur est en lui ; toute heure, toute place. 
Toute saison, tout ciel, sont bons quand on est deux ; 
Qu'importe aux cœurs unis ce qui change autour d'eux ? 
L'un à l'autre ils se font leur temps, leur ciel, leur monde ; 
L'heure qui fuit revient plus pleine et plus féconde, 
Leur cœur intarissable, et l'un à l'autre ouvert, 
Leur est un firmament qui n'est jamais couvert. 
Ils y plongent sans ombre, ils y lisent sans voile. 
Un horizon nouveau sans cesse s'y dévoile ; 
Du mot de chaque ami le retentissement 
Éveille au sein de l'autre un même sentiment ; 
La parole dont l'un révèle sa pensée 
Sur les lèvres de l'autre est déjà commencée ; 
Le geste aide le mot, l'œil explique le cœur, 
L'âme coule toujours et n'a plus de langueur ; 
D'un univers nouveau l'impression commune 
Vibre à la fois, s'y fond, et ne fait bientôt qu'une ; 
Dans cet autre soi-même, où tout va retentir, 
On se regarde vivre, on s'écoute sentir ; 
En laissant échapper sa pensée ingénue, 
On s'explique, on se crée une langue inconnue ; 
En entendant le mot que l'on cherchait en soi, 
On se comprend soi-même, on rêve, on dit : c'est moi ! 
Dans sa vivante image on trouve son emblème, 
On admire le monde à travers ce qu'on aime ; 
Et la vie appuyée, appuyant tour à tour, 
Est un fardeau sacré qu'on porte avec amour ! 
De la Grotte, 20 septembre 1793.