Poésie : À mon ami Leroux

Titre : À mon ami Leroux

Poète : Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)

« Ma barque est tout-à-l'heure aux bornes de la vie ;
Le ciel devient plus sombre et le flot plus dormant ;
Je touche aux bords où vont chercher leur jugement
Celui qui marche droit et celui qui dévie.
Oh ! quelle ombre ici-bas mon âme a poursuivie !
Elle s'est fait de l'Art un monarque, un amant,
Une idole, un veau d'or, un oracle qui ment :
Tout est creux et menteur dans ce que l'homme envie.
Aux abords du tombeau qui pour nous va s'ouvrir,
Ô mon âme craignons de doublement mourir ;
Laissons-là ces tableaux qu'un faux brillant anime ;

Plus de marbre qui vole en éclats sous mes doigts !
Je ne sais qu'adorer l'adorable victime
Qui, pour nous recevoir, a mis les bras en croix. »

Ainsi vieux et mourant s'écriait Michel-Ange ;
Et son marbre à ses yeux était comme la fange,
Et sa peinture immense attachée aux autels,
Toute sainte aujourd'hui qu'elle semble aux mortels,
Lui semblait un rideau qui cache la lumière ;
Détrompé de la gloire, il voulait voir derrière,
Et se sentait petit sous l'ombre du tombeau :
C'est bien, et ce mépris chez toi, grand homme, est beau !

Tu te trompais pourtant. — Oui, le plaisir s'envole,
La passion nous ment, la gloire est une idole,
Non pas l'Art ; l'Art sublime, éternel et divin,
Luit comme la Vertu ; le reste seul est vain.
Avant, ô Michel-Ange ; avant que les années
Eussent fait choir si bas tes forces prosternées,
Raidi tes bras d'athlète, et voilé d'un brouillard
Les couleurs et le jour au fond de ton regard,
Dis-nous, que faisais-tu ? Parle haut et rappelle
Tant de travaux bénis, et plus d'une chapelle
Tout entière bâtie et peinte de tes mains,
Et les groupes en marbre, et les cris des Romains
Quand, admis et tombant à genoux dans l'enceinte,
Ils adoraient de Dieu partout la marque empreinte,
Lisaient leur jugement écrit sur les parois,
Baisaient les pieds d'un Christ descendu de la croix,
Et, priant, et pleurant, et se frappant la tête,
Confessaient leurs péchés à la voix du prophète ;
Car tu fus un prophète, un archange du ciel,
Et ton nom a dit vrai comme pour Raphael.

Et Dante aussi, Milton et son aïeul Shakespeare,
Rubens, Rembrandt, Mozart, rois chacun d'un empire,
Tous ces mortels choisis, qui, dans l'humanité,
Réfléchissent le ciel par quelque grand côté,
Iront-ils, au moment d'adorer face à face
Le soleil éternel devant qui tout s'efface,
Appeler feu follet l'astre qui les conduit,
Ou l'ardente colonne en marche dans leur nuit ?
Moïse, chargé d'ans et prêt à rendre l'âme,
Des foudres du Sina renia-t-il la flamme ?
Quand de Jérusalem le temple fut ouvert,
Qui donc méprisa l'arche et l'autel du désert ?
Salomon pénitent, à qui son Dieu révèle
Les parvis lumineux d'une Sion nouvelle,
Et qui, les yeux remplis de l'immense clarté,
Ne voit plus ici-bas qu'ombre et que vanité,
Lui qui nomme en pitié chaque chose frivole,
Appelle-t-il jamais le vrai temple une idole ?
Oh ! non pas, Salomon ; l'idole est dans le cœur ;
L'idole est d'aimer trop la vigne et sa liqueur,
D'aimer trop les baisers des jeunes Sulamites ;
L'idole est de bâtir au Dieu des Édomites,
De croire en son orgueil, de couronner ses sens,
D'irriter, tout le jour, ses désirs renaissants,
D'assoupir de parfums son âme qu'on immole ;
Mais bâtir au Seigneur, ce n'est pas là l'idole.

Le Seigneur qui, jaloux de l'œuvre de ses mains,
Pour animer le monde y créa les humains,
Parmi ces nations, dans ces tribus sans nombre,
Sur qui passent les ans mêlés de jour et d'ombre,
À des temps inégaux suscite par endroits
Quelques rares mortels, grands, plus grands que les rois ;
Avec un sceau brillant sur leurs têtes sublimes,
Comme il fît au désert les hauts lieux et les cimes.
Mais les hauts lieux, les monts que chérit le soleil,
Qu'il abandonne tard et retrouve au réveil,
Connaissent, chaque nuit, des heures de ténèbres,
Et l'horreur se déchaîne en leurs antres funèbres,
Tandis que sur ces fronts hauts comme des sommets,
Le mystique Soleil ne se couche jamais.
Sans doute, dans la vie, à travers le voyage,
Il s'y pose souvent plus d'un triste nuage,
Mais le Soleil divin tâche de l'écarter,
Et le dore, ou le perce, ou le fait éclater.
Ces mortels ont des nuits brillantes et sans voiles ;
Ils comprennent les flots, entendent les étoiles,
Savent les noms des fleurs, et pour eux l'univers
N'est qu'une seule idée en symboles divers.
Et comme en mille jets la matière lancée
Exprime aux yeux humains l'éternelle pensée,
Eux aussi, pleins du Dieu qu'on ne peut enfermer,
En des œuvres d'amour cherchent à l'exprimer.

L'un a la harpe, et l'orgue et l'austère harmonie ;
L'autre en pleurs, comme un cygne, exhale son génie,
Ou l'épanché en couleurs ; ou suspend dans les cieux
Et fait monter le marbre en hymne glorieux.
Tous, ouvriers divins, sous l'œil qui les contemple,
Bâtissent du Très-Haut et décorent le temple.
Quelques-uns seulement, et les moindres d'entre eux,
Grands encor, mais marqués d'un signe moins heureux,
S'épuisent à vouloir, et l'ingrate matière
En leurs mains répond mal à leur pensée entière ;
Car bien tard dans le jour le Seigneur leur parla ;
Leur feu couva longtemps ; — et je suis de ceux-là.

D'abord j'errais aveugle, et cette œuvre du monde
Me cachait les secrets de son âme profonde ;
Je n'y voyais que sons, couleurs, formes, chaos,
Parure bigarrée et parfois noirs fléaux ;
Et, comme un nain chétif, en mon orgueil risible,
Je me plaisais à dire : où donc est l'invisible ?
Mais, quand des grands mortels par degrés j'approchai,
Je me sentis de honte et de respect touché ;
Je contemplai leur front sous sa blanche auréole,
Je lus dans leur regard, j'écoutai leur parole ;
Et comme je les vis mêler à leurs discours
Dieux, l'âme et l'invisible, et se montrer toujours
L'arbre mystérieux au pacifique ombrage,
Qui, par-delà les mers, couvre l'autre rivage,
— Tel qu'un enfant, au pied d'une haie ou d'un mur,
Entendant des passants vanter un figuier mûr,
Une rose, un oiseau qu'on aperçoit derrière,
Se parler de bosquets, de jets-d'eau, de volière,
Et de cygnes nageant en un plein réservoir, —
Je leur dis : Prenez-moi dans vos bras, je veux voir.
J'ai vu, Seigneur, j'ai cru ; j'adore tes merveilles,
J'en éblouis mes yeux, j'en emplis mes oreilles,
Et, par moments, j'essaie à mes sourds compagnons,
À ceux qui n'ont pas vu, de bégayer tes noms.

Paix à l'artiste saint, puissant, infatigable,
Qui, lorsqu'il touche au terme et que l'âge l'accable,
Au bord de son tombeau s'asseyant pour mourir
Et cherchant le chemin qu'il vient de parcourir,
Y voit d'un art pieux briller la trace heureuse,
Compte de monuments une suite nombreuse,
Et se rend témoignage, à la porte du ciel,
Que sur chaque degré sa main mit un autel !
Il n'a plus à monter ; il passe sans obstacle
Du parvis et du seuil au premier tabernacle ;
Un Séraphin ailé par la main le conduit ;
Tout embaume alentour, et frémit, et reluit ;
Aux lambris, aux plafonds qu'un jour céleste éclaire,
Il reconnaît de l'Art l'immuable exemplaire ;
Il rentre, on le reçoit comme un frère exilé ;
— C'est ton lot, Michel-Ange, et Dieu t'a consolé !

Septembre 1829.

Charles-Augustin Sainte-Beuve.