Poésie : Une femme seule
Titre : Une femme seule
Poète : François Coppée (1842-1908)
Dans le salon bourgeois où je l'ai rencontrée,
Ses yeux doux et craintifs, son front d'ange proscrit,
M'attirèrent d'abord vers elle, et l'on m'apprit
Que d'un mari brutal elle était séparée.
Elle venait encor chez ces anciens amis,
Dont la maison avait vu grandir son enfance
Et qui, malgré le bruit dont le monde s'offense,
Au préjugé cruel ne s'étaient point soumis,
Mais elle savait bien, résignée et très-douce,
Qu'on ne la recevait qu'en petit comité,
Et s'attendait toujours, dans sa tranquillité,
Au mot qui congédie, à l'accueil qui repousse.
Donc, les soirs sans dîner ni bal au piano,
Elle venait broder près de l'âtre, en famille,
Et c'est là que, devant son air de jeune fille,
Je m'étonnai de voir à son doigt un anneau.
Stoïque, elle acceptait son étrange veuvage,
Sans arrière-pensée et très naïvement ;
Pour prouver qu'elle était fidèle à son serment,
Sa main avait gardé le signe d'esclavage.
Elle était pâle et brune, elle avait vingt-cinq ans.
Le sang veinait de bleu ses mains longues et fières,
Et, nerveux, les longs cils de ses chastes paupières
Voilaient ses regards bruns de battements fréquents.
Ni bijou, ni ruban. Nulle marque de joie.
Jamais la moindre fleur dans le bandeau châtain ;
Et le petit col blanc, étroit et puritain,
Tranchait seul sur le deuil de la robe de soie
Brodant très-lentement et d'un geste assoupli
Et ne se doutant pas que l'ombre transfigure,
Sa place dans la chambre était la plus obscure ;
Elle parlait à peine et désirait l'oubli.
Mais, à la question banale qu'on adresse
Quand elle répondait quelques mots en passant,
Cela faisait du mal d'entendre cet accent
Brisé par la douleur et fait pour la tendresse,
Cette voix lente et pure, et lasse de prier,
Qu'interrompait jadis la forte voix d'un maître
Et qu'une insulte, hélas ! un bras levé peut-être,
De honte et de terreur un jour firent crier.
Quand un petit enfant présentait à la ronde
Son front à nos baisers, oh ! comme lentement,
Mélancoliquement et douloureusement,
Ses lèvres s'appuyaient sur cette tête blonde !
Mais aussitôt après ce trop cruel plaisir,
Comme elle reprenait son travail au plus vite !
Et sur ses traits alors quelle rougeur subite,
En songeant au regret qu'on avait pu saisir !
Car je m'apercevais, quoiqu'on fût bon pour elle,
Qu'on la plaignît d'avoir fait un si mauvais choix,
Que ce monde aux instincts timorés et bourgeois
Conservait une crainte, après tout naturelle.
J'avais bien remarqué que son humble regard
Tremblait d'être heurté par un regard qui brille,
Qu'elle n'allait jamais près d'une jeune fille
Et ne levait les yeux que devant un vieillard.
– Jeune homme qui pourrais aimer la pauvre femme
Et qui la trouveras quelque jour sur tes pas,
Ne la regarde pas et ne lui parle pas.
Ne te fais pas aimer, car ce serait infâme !
Va, je connais l'adresse et les subtilités
Du sophisme, aussi bien que tu peux les connaître.
Je sais que son œil brûle et que sa voix pénètre,
Et quel sang bondira dans vos cœurs révoltés.
Je sais qu'elle succombe et qu'elle est sans défense,
Qu'elle meurtrit son sein devant le crucifix,
Qu'elle t'adorerait comme un dieu, comme un fils ;
Je sais que ta victoire est certaine d'avance.
Oui, pour toi je suis sûr qu'elle sacrifierait
Son unique trésor, l'honneur pur et fidèle,
Et que tu voudrais vivre et mourir auprès d'elle.
– C'est bien. Mais je suis sûr aussi qu'elle en mourrait.