Poésie : La moustouire

Titre : La moustouire

Poète : Jean Aicard (1848-1921)

« Holà, voisin ! ma vigne est mûre ; qu'on se prête :
Aidez-nous, et demain, notre vendange faite,
Nous irons vous aider de même à notre tour. »

C'est pourquoi le coteau, dès la pointe du jour,
Est plein d'éclats de rire et de chansons alertes ;
Cachés jusqu'à mi-corps parmi les vignes vertes,
En groupes espacés, on voit les paysans
Se courber pour cueillir la grappe aux grains luisants.
Les filles, qu'on lutine, ont la réplique franche ;
Leur court jupon rayé, gros de plis sur la hanche,
Montre la fermeté de leur jambe, et vos yeux
Sont brillants de plaisir, ô travailleurs joyeux.

La serpe va et vient. Parfois l'un d'eux se dresse,
Appelle, et dans sa main, prétexte à la paresse,
On admire un moment, lourde et pareille à l'or,
Une grappe où le pampre en festons tremble encore,
Fruit rare et mieux venu qui se garde ou se mange.

Tout courbés sous le poids des mannes de vendange,
Les porteurs, leur coussin à l'épaule, là-bas,
Gagnent avec lenteur, car voici qu'ils sont las,
La cuve où des enfants dansent, les jambes nues,
Sur le flot de raisins épanché des cornues.

La serpe va et vient. L'année est bonne : on rit.
Le soleil fait le vin, qui fait content l'esprit :
Merci, soleil ! On chante, on s'appelle, on babille.

Cependant derrière elle une oublieuse fille
Laisse un beau grappillon que, sous le pampre vert,
Un galant aux aguets a bientôt découvert.
« La moustouire ! » dit-il, car la fille est jolie :
Il doit, ayant coupé la grappe qu'elle oublie,
L'en barbouiller d'abord pour l'embrasser après.
Déjà la fille court, mais il la suit de près,
La saisit par la robe et la belle s'arrête ;
Dans ses bras repliés elle a caché sa tête.
Il la prend par la taille; elle veut de sa main
Ouvrir les doigts pressants du garçon, mais en vain.

Son beau corps prisonnier se tord, se glisse et ploie,
Et le jeune homme ardent qui palpite de joie
Attire près du sien le visage charmant,
Et, changeant en plaisir le juste châtiment,
Laissant à ses pieds choir la grappe redoutée,
N'inflige qu'à demi la peine méritée.
Ô vendange ! Ô baisers ! sur son visage pur
S'il avait fait jaillir le jus du raisin mûr,
Vraiment la belle enfant ne serait pas plus rose !

La serpe va et vient. On chante, on rit, on cause...
« On ne m'y prendra plus », dit la belle en rêvant,
Mais n'importe, elle t'aime, ô jeune homme, et souvent,
Troublée au souvenir des baisers de ta bouche,
Elle oublie à dessein des grappes à la souche.

Jean Aicard.