Poésie : L'aire
Titre : L'aire
Poète : Jean Aicard (1848-1921)
Sur l'aire, dont on a brûlé l'herbe et les mousses
Qui poussèrent, tout l'an, entre les briques rousses,
Et dont un parapet décrépi fait le tour,
Dès juillet, sous l'azur torride d'un beau jour,
On étale l'amas des gerbes déliées,
Et les pailles au loin brillent ensoleillées,
S'enchevêtrant, croisant leurs mille barbes d'or,
Si bien qu'on croirait voir luire, vierges encore,
Au seuil de l'Orient entassés pêle-mêle,
Des traits de feu tout prêts pour l'aurore nouvelle.
Ô trésor des moissons mûres ! vivant trésor !
Ô chaleur de la vie ! éclat des blés ! seul or
Que le paysan voie, et qu'il touche à son aise !
Pain que le bon soleil prépare à sa fournaise !
Mais il faut que l'épi gonflé donne son grain ;
Or le ciel dur est trop cruellement serein
Pour qu'on soulève et qu'on abatte dans la paille
Les lourds fléaux de bois sous qui l'aire tressaille ;
Aussi le paysan, au beau milieu du rond,
L'air grave et son chapeau très large ombrant son front,
Le fouet au cou, sifflant des chansons incertaines,
Et derrière son dos changeant de main les rênes,
Fait tourner sur le blé les chevaux de labour
Qui, les deux yeux bandés, en sueur, tout le jour,
Trottant avec lourdeur, foulent, liés par couples,
Le grain qui sous leurs pieds jaillit des épis souples.
Les gens qui reformaient tantôt, fourches en main, —
Sans relâche, des tas d'épis sur leur chemin,
Ont laissé seul le maître indomptable à l'ouvrage,
Et sont déjà couchés non loin, sous quelque ombrage ;
Car Midi vient ; il monte, il invite au sommeil.
La verdure des pins reflète le soleil ;
La mouche au corselet d'azur et d'émeraude
Bourdonne, et le frelon rayé de jaune rôde
Et poursuit les chevaux ennuyés et plus lents.
L'air flotte épais autour des arbres somnolents
Où, vibrante, accrochée à l'écorce inégale,
Joyeuse de l'été, résonne la cigale.
Le chaume, coupé ras, montre un sol crevassé.
Et l'horizon entier languit, presque effacé
Sous le rideau tremblant et fin de la lumière
Qui, diffuse, ressemble à de l'or en poussière.
Les chevaux, arrêtés, sous le fouet tout à coup
Reprennent, inclinant et relevant le cou,
Leur lenteur fatiguée au rythme monotone.
Toute leur peau, qu'irrite une mouche, frissonne.
Et tels, jusqu'aux jarrets dans la paille enfoncés,
A chaque pas d'un flot d'épis embarrassés,
Ils soulèvent du pied des pellicules fines
Qui, s'envolant, leur vont agacer les narines.
Ils soufflent, mais le fouet s'est tu ; leur guide est las :
Plus de juron sonnant quand ils font un faux pas ;
Immobile et muet, l'homme, comme en un songe,
De l'une à l'autre main fait circuler leur longe,
Et, fermant à moitié ses grands yeux assoupis,
Ne voit plus que l'éclat du ciel et des épis,
Un flamboiement brutal entrant sous sa paupière,
Des chevaux tout luisants piétinant la lumière,
Et, devant lui, couchée au fond d'un trou du mur
Qui borde l'aire, tiède en son réduit obscur,
Projetant, bien qu'à l'ombre, un éclair, sa bouteille
Qui l'appelle et lui rit en vain, car il sommeille.