Poésie : Le bas
Titre : Le bas
Poète : Jean Aicard (1848-1921)
Joanne a six ans. Hier c'était un ange encore ;
Ce n'est plus qu'une enfant d'Ève. Le ciel colore
Pourtant de son regard son regard caressant,
Car Dieu regarde face à face l'innocent ;
Elle est pauvre, elle est gaie, à la fois rose et blanche.
Elle a les mouvements de l'oiseau sur la branche,
Et sa voix est un chant éternel. À la voir,
Le plus désespéré d'un pur rayon d'espoir
Sentirait resplendir son âme, comme brille
La mer sous le soleil. Cette petite fille
Hier avait tout de l'ange et rien de l'être humain ;
Aujourd'hui le travail vient d'étreindre sa main,
Car aujourd'hui c'est tout de bon qu'elle travaille !
Elle a l'air grave, l'air attentif ; maille à maille,
Le fin tissu d'un bas s'allonge sous son doigt,
Et le poète dit, triste de ce qu'il voit :
« Riche, une fille joue à vêtir sa poupée ;
À couvrir ses pieds nus, pauvre, elle est occupée ! »
Oh ! que de peine prit l'aïeule aux cheveux blancs
Pour la mettre au labeur ! Entre ses doigts tremblants
Elle tenait les mains inhabiles. La vieille
Tricotait lentement, une aiguille à l'oreille,
Et dans ce long travail monotone du bas,
Joanne pressentait notre vie ici-bas !
Humble tricot du pauvre, ô poème de femme !
Sympathique témoin des douleurs de son âme !
Regardez un instant la bonne femme : elle a
Vécu quatre-vingts ans, telle que la voilà !
Allant dans la forêt glaner le bois qui tombe,
Filant, faisant la soupe ou tricotant. La tombe
Doit la prendre au travail, et la fillette aussi.
L'existence du pauvre et sa mort sont ainsi.
Les hommes vont pieds nus, mais la femme tricote,
Toujours, pour son mari, pour ses enfants. Elle ôte
De sa bouche le pain pour eux. Elle voudrait
Leur masure avec plus de bien-être, et mourrait
Heureuse, s'ils marchaient un jour sur cette terre
Sans déchirer leurs pieds... Ô richesse !
Ô misère !
Hélas ! pendant ce temps, dans les grandes cités
La vapeur jette un cri rauque de tous côtés,
Prend soie et cotons blancs, saisit d'épaisses laines,
Recueillis à grands frais sur des plages lointaines,
Et, travaillant avec son long cri douloureux,
Vend des bas de fabrique aux riches paresseux !