Poésie : Les magnanarelles
Titre : Les magnanarelles
Poète : Jean Aicard (1848-1921)
Paris en Juin. L'été débute par la pluie,
Et, rouvrant ma croisée à l'aube, je m'ennuie
De voir le ciel toujours brouillé comme en hiver.
Sous mes yeux assoupis rien de bleu ni de vert :
C'est la rue et la fange, au mois qui fait les roses !
Les vitres des maisons et les portes sont closes ;
Paris blafard sommeille, ayant vécu la nuit.
Mais une porte bat : je me penche à ce bruit,
Et je vois s'en aller dans cette infâme boue
Une femme; un rayon d'aube blêmit sa joue.
D'où vient-elle ? Où va-t-elle ainsi dans le matin ?
Elle traîne déjà ses jupes de satin,
Car c'est une livrée, et la fille de joie
Doit subir sa misère en falbalas de soie.
Je songe :
— Que fait-on à cette heure, là-bas,
Au pays ? A coup sûr du moins il n'y pleut pas.
L'aube met des brillants dans le sable des grèves ;
Le vent passe, apportant la bonne odeur des fèves ;
Tout renaît, et secoue en chantant le sommeil,
Dès que le coq sonore annonce le soleil.
Les mûriers, effeuillés par les magnanarelles,
Semblent pleins de gaîtés d'oiseaux et de bruits d'ailes,
Car c'est le mois où l'on effeuille les mûriers,
Et vous avez déjà gonflé vos tabliers,
Jeunes filles, depuis que l'aurore est parue.
Oh ! le premier rayon du jour dans cette rue,
N'y songeons pas. Je pense à mon pays lointain,
A ces mûriers emplis de chants dès le matin,
Et de rires perlés dont l'écho se réveille :
Oh ! dans les mûriers verts, les baisers de Mireille !
Oh ! dans les rameaux creux les nids d'oiseaux surpris !
Mais je reviens toujours aux trottoirs de Paris,
A ces femmes traînant de la soie autour d'elles...
« Chantez en effeuillant, chantez, magnanarelles,
Car la cueillette invite aux chansons ! » Et je crois
Voir les tiges glisser tout du long en vos doigts
Une à une, laissant leurs feuilles au passage.
Chantez en effeuillant ! chantez dans le feuillage !
Mais, fillettes, pour qui travaillez-vous ainsi ?
— « Pour le magnan. » — Et toi, magnan toujours transi ?
— Pour moi. — Mais on te prend les fils d'or que tu files ;
Pour qui les tisses-tu, toi, canut ? — Pour les villes.
— Villes, qu'en faites-vous ? — Des robes de gala,
Et nos filles parfois se vendent pour cela,
Pour traîner et flétrir de la soie autour d'elles... »
« Chantez en effeuillant ! chantez, magnanarelles ! »