Poésie : Lettre à ma sœur

Titre : Lettre à ma sœur

Poète : Jean Aicard (1848-1921)

Que dis-tu ? Que fais-tu là-bas, ma sœur chérie ?
Écris-moi plus souvent encore, je t'en prie.
Je suis dans un torrent de bruit. Si tu savais !
Je veille, je dors mal ; j'écris, je viens, je vais,
Dans l'immense Paris, sans trêve ni relâche,
Recommençant toujours l'interminable tâche
De croître, d'augmenter ma pensée, espérant
Que mon cœur agrandi peut faire mon nom grand !
Que veux-tu ? J'en conviens, c'est comme une folie :
C'est pour cela, c'est pour ce rêve qu'on oublie
Durant des mois entiers la petite maison,
Les platanes, les bois de pins, et l'horizon
De la mer bleue avec les bateaux lourds de toiles,
Et le ciel du pays plus qu'ailleurs plein d'étoiles !

C'est pour cela qu'on part, qu'on se fait des adieux
Et qu'on se quitte avec des larmes dans les yeux,
Car on pleure, on se plaint, mais on part tout de même !
Oh ! l'absence ! oh ! quitter tous les êtres qu'on aime !
Se dire : « J'étais là tantôt ; me voici loin !
Ma présence pourtant leur était un besoin ;
Que disent-ils sans moi ? Que font-ils à cette heure ? »
Hélas ! il faut pourtant un jour que l'homme meure,
Qu'il s'en aille, robuste enfant ou frêle aïeul,
Et la mort est un mal parce qu'on s'en va seul.
N'avions-nous pas assez, ô mort, de ton silence !
Pourquoi cette autre mort passagère, l'absence ?
Et puis, j'en ai quitté des amis jeunes, beaux,
Fiers d'être forts, foulant d'un pied sûr les tombeaux,
Qu'en de lointains pays à présent le ver ronge,
Ou revenus avec des figures de songe
Ils ont frappé chez moi ; j'ai dit : « Entrez ! » Alors
Ces hommes, ressemblant à d'autres qui sont morts,
M'ont dit : « Te souviens-tu comme nous nous aimâmes ? »
J'ai répondu : « Qui donc vous a changé vos âmes ? »
– C'est l'absence ! » a dit l'un d'entre eux. J'ai répondu :
« Mais alors, tu n'es pas celui que j'ai perdu ! »

Les absents sont des morts probables que l'on pleure !
C'est égal, votre part à vous est la meilleure,
Vous qui restez, car l'être aimé seul s'est enfui :
Il n'a pas emporté le pays avec lui ;
Vous n'avez vu partir que l'être aimé, vous dis-je,
Et vous n'avez pas vu ce douloureux prodige :
Les horizons connus, les rochers familiers,
Les vieux chênes, amis avec qui vous parliez,
Toits, mer, ciel, tout cela pris d'une vie étrange
Tournoyer et vous fuir sous l'horizon qui change !
Je t'ai quittée, hélas ! et moi tout m'a quitté.
Le ciel bleu, le soleil, le pays t'est resté,
Et le foyer te parle, et l'arbre te console ;
Et si tu dis mon nom, mon chien, à ta parole,
Te regarde, bougeant la queue, et se souvient.
Ainsi du frère absent tout là-bas t'entretient,
Et rien ici de toi ne parle à ma pensée.
Proscrit de l'idéal, ô ma sœur délaissée,
Cet idéal qu'ici je cherche, où donc est-il ?

Je n'ai fait, te quittant, que doubler mon exil !

Jean Aicard.