Poésie : Sauts périlleux
Titre : Sauts périlleux
Poète : Jean Aicard (1848-1921)
C'était un saltimbanque leste ! 
Sa vie était un carnaval ; 
Son costume d'un bleu céleste 
Scintillait d'astres en métal.
Il avait le poing sur la hanche. 
Sa Colombine, verte et blanche, 
L'admirait d'un air orgueilleux ; 
Mais sa paupière était baissée, 
Et l'on eût dit qu'une pensée 
Germait en larmes dans ses yeux !
Jamais, dans les plus grandes fêtes, 
Bouffon ne s'éleva si haut ; 
Il faisait se dresser les têtes 
Vers le ciel, à son moindre saut !
Sur sa joue amaigrie et blême, 
Sous son rire blafard qu'on aime, 
Sauvage, perçait la douleur ; 
Il contenait dans sa poitrine 
Toute une tristesse divine : 
Il souffrait, lui, le bateleur !
Allons ! le spectateur trépigne ! 
Allons ! gai pantin, en avant ! 
Et si tu veux manger, sois digne 
De ton voisin le chien savant !
Ah ! si l'on connaissait les causes ! 
Si l'on pouvait de toutes choses 
Voir le fond à travers la nuit ! 
Savons-nous où plane ton âme ? 
Sur ces tremplins où l'on t'acclame, 
Savons-nous ce qui t'a conduit ?
Bah ! qu'importe à la multitude ? 
Fais-la rire, même en pleurant ; 
Dans une grotesque attitude, 
C'est drôle un visage navrant !
Il vient, il bondit, il s'enlève ! 
Sa douleur, à lui, n'est qu'un rêve ! 
Plus que jamais leste et hardi, 
Du haut de sa corde tendue 
Feignant une chute éperdue, 
Le saltimbanque est applaudi !
Comme il roule à travers l'espace ! 
Comme il est gracieux et fort !... 
Mais tout à coup la corde casse, 
Et l'on relève un homme mort.