Poésie : Solidarité
Titre : Solidarité
Poète : Jean Aicard (1848-1921)
J'ai ceint mes reins, j'ai pris le bâton voyageur,
Car mon âme souvent n'est qu'une plaie ouverte !
Et je vais, demandant sans trêve un air meilleur,
En tous lieux où l'on trouve une route déserte.
Or, hier, j'ai gravi l'escarpement d'un mont :
J'escaladais les pics par des sentiers de chèvre ;
Une étrange frayeur faisait pâlir mon front,
Quand la nue, en passant, frémissait sur ma lèvre.
Là, dans les rochers gris, immuable comme eux,
S'élève le sapin rêveur auprès du chêne ;
Les souffles ennemis passent dans ses cheveux,
Même sans émouvoir sa force souveraine.
Sur ces pures hauteurs règne l'éternité ;
L'horreur religieuse habite cette cime,
Et, qu'on ait devant soi la nuit ou la clarté,
C'est toujours l'infini béant, toujours l'abîme !
J'ai promené mes yeux sur les grands horizons ;
C'étaient des monts houleux, c'était la mer immense,
Et j'aperçus à peine un groupe de maisons...
Mon âme alors se prit à pleurer en silence !
Mon âme alors se prit à pleurer les vivants
Qui sont si peu de chose au sommet des montagnes !
Que trouble le vertige, et qui tremblent aux vents
Plus que l'épi de blé par les blondes campagnes !
Mais, dans un creux de roche, une bête à bon Dieu,
Confiante, courait sous l'herbe fraîche et douce,
Et je compris que même en ce farouche lieu
Vivent, sans nul effroi, l'insecte et l'humble mousse !
Et tout à coup j'ai vu, comme je vois le jour,
Des yeux de mon esprit, la Clémence éternelle,
Et j'ai pu pénétrer l'universel Amour,
Ainsi que l'aigle monte aux cieux, d'un seul coup d'aile !
Comme par un miracle auguste, j'ai senti,
Distinctement, ma vie éparse en la nature ;
C'est un songe puissant qui ne m'a pas menti :
Je suis ombre ! je suis soleil ! je suis murmure !
Je me sens palpiter sous l'haleine du vent !
Je suis le chêne vert ! je suis la jeune sève !
Je suis l'Homme ! je suis le suprême Vivant !
Dans tous les vols mon âme au vol ardent s'élève !
Ô feu du ciel tombé dans le sein des cailloux,
Pistils des fleurs, parfums sacrés de la bruyère,
Je me sens frissonner d'extase comme vous
Aux baisers virginaux de la blanche lumière !
J'aime, je vis ! La Mort est morte ; elle n'est rien !
Allez, vous dont la foi débile s'est éteinte,
Vous tous qui poursuivez le bonheur et le bien,
Respirer sur les monts la Fraternité sainte !