Fable : L'éducation du lion
Titre : L'éducation du lion
Poète : Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794)
Enfin le roi lion venait d'avoir un fils ; 
Partout dans ses états on se livrait en proie 
Aux transports éclatants d'une bruyante joie : 
Les rois heureux ont tant d'amis ! 
Sire lion, monarque sage, 
Songeait à confier son enfant bien aimé 
Aux soins d'un gouverneur vertueux, estimé, 
Sous qui le lionceau fît son apprentissage. 
Vous jugez qu'un choix pareil 
Est d'assez grande importance 
Pour que longtemps on y pense. 
Le monarque indécis assemble son conseil : 
En peu de mots il expose 
Le point dont il s'agit, et supplie instamment 
Chacun des conseillers de nommer franchement 
Celui qu'en conscience il croit propre à la chose. 
Le tigre se leva : sire, dit-il, les rois 
N'ont de grandeur que par la guerre ; 
Il faut que votre fils soit l'effroi de la terre : 
Faites donc tomber votre choix 
Sur le guerrier le plus terrible, 
Le plus craint après vous des hôtes de ces bois. 
Votre fils saura tout s'il sait être invincible. 
L'ours fut de cet avis : il ajouta pourtant 
Qu'il fallait un guerrier prudent, 
Un animal de poids, de qui l'expérience 
Du jeune lionceau sût régler la vaillance 
Et mettre à profit ses exploits. 
Après l'ours, le renard s'explique, 
Et soutient que la politique 
Est le premier talent des rois ; 
Qu'il faut donc un mentor d'une finesse extrême 
Pour instruire le prince et pour le bien former. 
Ainsi chacun, sans se nommer, 
Clairement s'indiqua soi-même : 
De semblables conseils sont communs à la cour. 
Enfin le chien parle à son tour : 
Sire, dit-il, je sais qu'il faut faire la guerre, 
Mais je crois qu'un bon roi ne la fait qu'à regret ; 
L'art de tromper ne me plaît guère : 
Je connais un plus beau secret 
Pour rendre heureux l'état, pour en être le père, 
Pour tenir ses sujets, sans trop les alarmer, 
Dans une dépendance entière ; 
Ce secret, c'est de les aimer. 
Voilà pour bien régner la science suprême ; 
Et, si vous désirez la voir dans votre fils, 
Sire, montrez-la lui vous-même. 
Tout le conseil resta muet à cet avis. 
Le lion court au chien : ami, je te confie 
Le bonheur de l'état et celui de ma vie ; 
Prends mon fils, sois son maître, et, loin de tout flatteur, 
S'il se peut, va former son cœur. 
Il dit, et le chien part avec le jeune prince. 
D'abord à son pupille il persuade bien 
Qu'il n'est point lionceau, qu'il n'est qu'un pauvre 
Chien, 
Son parent éloigné ; de province en province 
Il le fait voyager, montrant à ses regards 
Les abus du pouvoir, des peuples la misère, 
Les lièvres, les lapins mangés par les renards, 
Les moutons par les loups, les cerfs par la panthère, 
Partout le faible terrassé, 
Le bœuf travaillant sans salaire, 
Et le singe récompensé. 
Le jeune lionceau frémissait de colère : 
Mon père, disait-il, de pareils attentats 
Sont-ils connus du roi ? Comment pourraient-ils l'être ? 
Disait le chien : les grands approchent seuls du maître, 
Et les mangés ne parlent pas. 
Ainsi, sans raisonner de vertu, de prudence, 
Notre jeune lion devenait tous les jours 
Vertueux et prudent ; car c'est l'expérience 
Qui corrige, et non les discours. 
À cette bonne école il acquit avec l'âge 
Sagesse, esprit, force et raison. 
Que lui fallait-il davantage ? 
Il ignorait pourtant encor qu'il fût lion ; 
Lorsqu'un jour qu'il parlait de sa reconnaissance 
À son maître, à son bienfaiteur, 
Un tigre furieux, d'une énorme grandeur, 
Paraissant tout-à-coup, contre le chien s'avance. 
Le lionceau plus prompt s'élance, 
Il hérisse ses crins, il rugit de fureur, 
Bat ses flancs de sa queue, et ses griffes sanglantes 
Ont bientôt dispersé les entrailles fumantes 
De son redoutable ennemi. 
À peine il est vainqueur qu'il court à son ami : 
Oh ! Quel bonheur pour moi d'avoir sauvé ta vie ! 
Mais quel est mon étonnement ! 
Sais-tu que l'amitié, dans cet heureux moment, 
M'a donné d'un lion la force et la furie ? 
Vous l'êtes, mon cher fils, oui, vous êtes mon roi, 
Dit le chien tout baigné de larmes. 
Le voilà donc venu, ce moment plein de charmes, 
Où, vous rendant enfin tout ce que je vous dois, 
Je peux vous dévoiler un important mystère ! 
Retournons à la cour, mes travaux sont finis. 
Cher prince, malgré moi cependant je gémis, 
Je pleure ; pardonnez : tout l'état trouve un père, 
Et moi je vais perdre mon fils.