Poésie : Le souper des armures
Titre : Le souper des armures
Poète : Théophile Gautier (1811-1872)
Biorn, étrange cénobite, 
Sur le plateau d'un roc pelé, 
Hors du temps et du monde, habite 
La tour d'un burg démantelé.
De sa porte l'esprit moderne 
En vain soulève le marteau. 
Biorn verrouille sa poterne 
Et barricade son château.
Quand tous ont les yeux vers l'aurore 
Biorn, sur son donjon perché, 
A l'horizon contemple encore 
La place du soleil couché.
Ame rétrospective, il loge 
Dans son burg et dans le passé ; 
Le pendule de son horloge 
Depuis des siècles est cassé.
Sous ses ogives féodales 
Il erre, éveillant les échos, 
Et ses pas, sonnant sur les dalles, 
Semblent suivis de pas égaux.
Il ne voit ni laïcs, ni prêtres, 
Ni gentilshommes, ni bourgeois, 
Mais les portraits de ses ancêtres 
Causent avec lui quelquefois.
Et certains soirs, pour se distraire, 
Trouvant manger seul ennuyeux, 
Biorn, caprice funéraire, 
Invite à souper ses aïeux.
Les fantômes, quand minuit sonne, 
Viennent armés de pied en cap ; 
Biorn, qui malgré lui frissonne, 
Salue en haussant son hanap.
Pour s'asseoir, chaque panoplie 
Fait un angle avec son genou, 
Dont l'articulation plie 
En grinçant comme un vieux verrou ;
Et tout d'une pièce, l'armure, 
D'un corps absent gauche cercueil, 
Rendant un creux et sourd murmure, 
Tombe entre les bras du fauteuil.
Landgraves, rhingraves, burgraves, 
Venus du ciel ou de l'enfer, 
Ils sont tous là, muets et graves, 
Les roides convives de fer !
Dans l'ombre, un rayon fauve indique 
Un monstre, guivre, aigle à deux cous, 
Pris au bestiaire héraldique 
Sur les cimiers faussés de coups.
Du mufle des bêtes difformes 
Dressant leurs ongles arrogants, 
Partent des panaches énormes, 
Des lambrequins extravagants ;
Mais les casques ouverts sont vides 
Comme les timbres du blason ; 
Seulement deux flammes livides 
Y luisent d'étrange façon.
Toute la ferraille est assise 
Dans la salle du vieux manoir, 
Et, sur le mur, l'ombre indécise 
Donne à chaque hôte un page noir.
Les liqueurs aux feux des bougies 
Ont des pourpres d'un ton suspect ; 
Les mets dans leurs sauces rougies 
Prennent un singulier aspect.
Parfois un corselet miroite, 
Un morion brille un moment ; 
Une pièce qui se déboîte 
Choit sur la nappe lourdement.
L'on entend les battements d'ailes 
D'invisibles chauves-souris, 
Et les drapeaux des infidèles 
Palpitent le long du lambris.
Avec des mouvements fantasques 
Courbant leurs phalanges d'airain, 
Les gantelets versent aux casques 
Des rasades de vin du Rhin,
Ou découpent au fil des dagues 
Des sangliers sur des plats d'or... 
Cependant passent des bruits vagues 
Par les orgues du corridor.
D'une voix encore enrouée 
Par l'humidité du caveau, 
Max fredonne, ivresse enjouée, 
Un lied, en treize cents, nouveau.
Albrecht, ayant le vin féroce, 
Se querelle avec ses voisins, 
Qu'il martèle, bossue et rosse, 
Comme il faisait des Sarrasins.
Échauffé, Fritz ôte son casque, 
Jadis par un crâne habité, 
Ne pensant pas que sans son masque 
Il semble un tronc décapité.
Bientôt ils roulent pêle-mêle 
Sous la table, parmi les brocs, 
Tête en bas, montrant la semelle 
De leurs souliers courbés en crocs.
C'est un hideux champ de bataille 
Où les pots heurtent les armets, 
Où chaque mort par quelque entaille, 
Au lieu de sang vomit des mets.
Et Biorn, le poing sur la cuisse, 
Les contemple, morne et hagard, 
Tandis que, par le vitrail suisse 
L'aube jette son bleu regard.
La troupe, qu'un rayon traverse, 
Pâlit comme au jour un flambeau, 
Et le plus ivrogne se verse 
Le coup d'étrier du tombeau.
Le coq chante, les spectres fuient 
Et, reprenant un air hautain, 
Sur l'oreiller de marbre appuient 
Leurs têtes lourdes du festin !