Poésie : Pensée de minuit
Titre : Pensée de minuit
Poète : Théophile Gautier (1811-1872)
Une minute encore, madame, et cette année, 
Commencée avec vous, avec vous terminée, 
Ne sera plus qu'un souvenir. 
Minuit ! Voilà son glas que la pendule sonne, 
Elle s'en est allée en un lieu d'où personne 
Ne peut la faire revenir.
Quelque part, loin, bien loin, par-delà les étoiles, 
Dans un pays sans nom, ombreux et plein de voiles, 
Sur le bord du néant jeté ; 
Limbes de l'impalpable, invisible royaume 
Où va ce qui n'a pas de corps ni de fantôme, 
Ce qui n'est rien, ayant été ;
Où va le son, où va le souffle ; où va la flamme, 
La vision qu'en rêve on perçoit avec l'âme, 
L'amour de notre cœur chassé ; 
La pensée inconnue éclose en notre tête ; 
L'ombre qu'en s'y mirant dans la glace on projette ; 
Le présent qui se fait passé ;
Un acompte d'un an pris sur les ans qu'à vivre 
Dieu veut bien nous prêter ; une feuille du livre 
Tournée avec le doigt du temps ; 
Une scène nouvelle à rajouter au drame, 
Un chapitre de plus au roman dont la trame 
S'embrouille d'instants en instants ;
Un autre pas de fait dans cette route morne 
De la vie et du temps, dont la dernière borne, 
Proche ou lointaine, est un tombeau ; 
Où l'on ne peut poser le pied qu'il ne s'enfonce, 
Où de votre bonheur toujours à chaque ronce 
Derrière vous reste un lambeau.
Du haut de cette année avec labeur gravie, 
Me tournant vers ce moi qui n'est plus dans ma vie 
Qu'un souvenir presque effacé, 
Avant qu'il ne se plonge au sein de l'ombre noire, 
Je contemple un moment, des yeux de la mémoire, 
Le vaste horizon du passé.
Ainsi le voyageur, du haut de la colline, 
Avant que tout à fait le versant qui s'incline 
Ne les dérobe à son regard, 
Jette un dernier coup d'œil sur les campagnes bleues 
Qu'il vient de parcourir, comptant combien de lieues 
Il a fait depuis son départ.
Mes ans évanouis à mes pieds se déploient 
Comme une plaine obscure où quelques points chatoient 
D'un rayon de soleil frappés : 
Sur les plans éloignés qu'un brouillard d'oubli cache, 
Une époque, un détail nettement se détache 
Et revit à mes yeux trompés.
Ce qui fut moi jadis m'apparaît : silhouette 
Qui ne ressemble plus au moi qu'elle répète ; 
Portrait sans modèle aujourd'hui ; 
Spectre dont le cadavre est vivant ; ombre morte 
Que le passé ravit au présent qu'il emporte ; 
Reflet dont le corps s'est enfui.
J'hésite en me voyant devant moi reparaître, 
Hélas ! Et j'ai souvent peine à me reconnaître 
Sous ma figure d'autrefois, 
Comme un homme qu'on met tout à coup en présence 
De quelque ancien ami dont l'âge et dont l'absence 
Ont changé les traits et la voix.
Tant de choses depuis, par cette pauvre tête, 
Ont passé ! Dans cette âme et ce cœur de poète, 
Comme dans l'aire des aiglons, 
Tant d'œuvres que couva l'aile de ma pensée 
Se débattent, heurtant leur coquille brisée 
Avec leurs ongles déjà longs !
Je ne suis plus le même : âme et corps, tout diffère, 
Hors le nom, rien de moi n'est resté ; mais qu'y faire ? 
Marcher en avant, oublier. 
On ne peut sur le temps reprendre une minute, 
Ni faire remonter un grain après sa chute 
Au fond du fatal sablier.
La tête de l'enfant n'est plus dans cette tête 
Maigre, décolorée, ainsi que me l'ont faite 
L'étude austère et les soucis. 
Vous n'en trouveriez rien sur ce front qui médite 
Et dont quelque tourmente intérieure agite 
Comme deux serpents les sourcils.
Ma joue était sans plis, toute rose, et ma lèvre 
Aux coins toujours arqués riait ; jamais la fièvre 
N'en avait noirci le corail. 
Mes yeux, vierges de pleurs, avaient des étincelles 
Qu'ils n'ont plus maintenant, et leurs claires prunelles 
Doublaient le ciel dans leur émail.
Mon cœur avait mon âge, il ignorait la vie, 
Aucune illusion, amèrement ravie, 
Jeune, ne l'avait rendu vieux ; 
Il s'épanouissait à toute chose belle, 
Et dans cette existence encore pour lui nouvelle, 
Le mal était bien, le bien, mieux.
Ma poésie, enfant à la grâce ingénue, 
Les cheveux dénoués, sans corset, jambe nue, 
Un brin de folle avoine en main, 
Avec son collier fait de perles de rosée, 
Sa robe prismatique au soleil irisée, 
Allait chantant par le chemin.
Et puis l'âge est venu qui donne la science : 
J'ai lu Werther, René, son frère d'alliance, 
Ces livres, vrais poisons du cœur, 
Qui déflorent la vie et nous dégoûtent d'elle, 
Dont chaque mot vous porte une atteinte mortelle ; 
Byron et son don Juan moqueur.
Ce fut un dur réveil : ayant vu que les songes 
Dont je m'étais bercé n'étaient que des mensonges, 
Les croyances, des hochets creux, 
Je cherchai la gangrène au fond de tout, et, comme 
Je la trouvai toujours, je pris en haine l'homme, 
Et je devins bien malheureux.
La pensée et la forme ont passé comme un rêve. 
Mais que fait donc le temps de ce qu'il nous enlève ? 
Dans quel coin du chaos met-il 
Ces aspects oubliés comme l'habit qu'on change, 
Tous ces moi du même homme ? Et quel royaume étrange 
Leur sert de patrie ou d'exil ?
Dieu seul peut le savoir, c'est un profond mystère ; 
Nous le saurons peut-être à la fin, car la terre 
Que la pioche jette au cercueil 
Avec sa sombre voix explique bien des choses ; 
Des effets, dans la tombe, on comprend mieux les causes. 
L'éternité commence au seuil.
L'on voit... Mais veuillez bien me pardonner, madame, 
De vous entretenir de tout cela. Mon âme, 
Ainsi qu'un vase trop rempli, 
Déborde, laissant choir mille vagues pensées, 
Et ces ressouvenirs d'illusions passées 
Rembrunissent mon front pâli.
« Eh ! Que vous fait cela, dites-vous, tête folle, 
De vous inquiéter d'une ombre qui s'envole ? 
Pourquoi donc vouloir retenir 
Comme un enfant mutin sa mère par la robe, 
Ce passé qui s'en va ? De ce qu'il vous dérobe 
Consolez-vous par l'avenir.
« Regardez ; devant vous l'horizon est immense ; 
C'est l'aube de la vie et votre jour commence ; 
Le ciel est bleu, le soleil luit ; 
La route de ce monde est pour vous une allée, 
Comme celle d'un parc, pleine d'ombre et sablée ; 
Marchez où le temps vous conduit.
« Que voulez-vous de plus ? Tout vous rit, l'on vous aime. 
— Oh ! Vous avez raison, je me le dis moi-même, 
L'avenir devrait m'être cher ; 
Mais c'est en vain, hélas ! Que votre voix m'exhorte ; 
Je rêve, et mon baiser à votre front avorte, 
Et je me sens le cœur amer. »