Poésie : Bohême de chic
Titre : Bohême de chic
Poète : Tristan Corbière (1845-1875)
Ne m'offrez pas un trône ! 
À moi tout seul je fris, 
Drôle, en ma sauce jaune 
De chic et de mépris.
Que les bottes vernies 
Pleuvent du paradis, 
Avec des parapluies... 
Moi, va-nu-pieds, j'en ris !
— Plate époque râpée, 
Où chacun a du bien ; 
Où, cuistre sans épée, 
Le vaurien ne vaut rien !
Papa, — pou, mais honnête, — 
M'a laissé quelques sous, 
Dont j'ai fait quelque dette, 
Pour me payer des poux !
Son habit, mis en perce, 
M'a fait de beaux haillons 
Que le soleil traverse ; 
Mes trous sont des rayons
Dans mon chapeau, la lune 
Brille à travers les trous, 
Bête et vierge comme une 
Pièce de cent sous !
— Gentilhomme !... à trois queues : 
Mon nom mal ramassé 
Se perd à bien des lieues 
Au diable du passé !
Mon blason, — pas bégueule, 
Est, comme moi, faquin : 
— Nous bandons à la gueule, 
Fond troué d'arlequin. —
Je pose aux devantures 
Où je lis : — DÉFENDU 
DE POSER DES ORDURES — 
Roide comme un pendu !
Et me plante sans gêne 
Dans le plat du hasard, 
Comme un couteau sans gaine 
Dans un plat d'épinard.
Je lève haut la cuisse 
Aux bornes que je vois : 
Potence, pavé, suisse, 
Fille, priape ou roi !
Quand, sans tambour ni flûte. 
Un servile estafier 
Au violon me culbute, 
Je me sens libre et fier !...
Et je laisse la vie 
Pleuvoir sans me mouiller. 
En attendant l'envie 
De me faire empailler.
— Je dors sous ma calotte, 
La calotte des cieux ; 
Et l'étoile palotte 
Clignote entre mes yeux.
Ma Muse est grise ou blonde... 
Je l'aime et ne sais pas ; 
Elle est à tout le monde.... 
Mais — moi seul — je la bats !
À moi ma Chair-de-poule ! 
À toi ! Suis-je pas beau, 
Quand mon baiser te roule 
À crû dans mon manteau !...
Je ris comme une folle 
Et sens mal aux cheveux, 
Quand ta chair fraîche colle 
Contre mon cuir lépreux !
Jérusalem. — Octobre.