Poésie : À mes amis L. B. et S.-B
Titre : À mes amis L. B. et S.-B
Poète : Victor Hugo (1802-1885)
Here's a sigh to those who love me,
And a smile to those who hate ;
And whatever sky's above me,
Here's a heart for every fate.
BYRON.
Amis ! c'est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues,
La ville aux cent clochers carillonnant dans l'air,
Le Rouen des châteaux, des hôtels, des bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d'aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer ;
C'est Rouen qui vous a ! Rouen qui vous enlève !
Je ne m'en plaindrai pas. J'ai souvent fait ce rêve
D'aller voir Saint-Ouen à moitié démoli,
Et tout m'a retenu, la famille, l'étude,
Mille soins, et surtout la vague inquiétude
Qui fait que l'homme craint son désir accompli.
J'ai différé. La vie à différer se passe.
De projets en projets et d'espace en espace
Le fol esprit de l'homme en tout temps s'envola.
Un jour enfin, lassés du songe qui nous leurre,
Nous disons : " Il est temps. Exécutons! c'est l'heure. "
Alors nous retournons les yeux : la mort est là !
Ainsi de mes projets. Quand vous verrai-je, Espagne,
Et Venise et son golfe, et Rome et sa campagne,
Toi, Sicile que ronge un volcan souterrain,
Grèce qu'on connaît trop, Sardaigne qu'on ignore,
Cités de l'aquilon, du couchant, de l'aurore,
Pyramides du Nil, cathédrales du Rhin !
Qui sait ? Jamais peut-être. Et quand m'abriterai-je
Près de la mer, ou bien sous un mont blanc de neige,
Dans quelque vieux donjon, tout plein d'un vieux héros,
Où le soleil, dorant les tourelles du faîte,
N'enverra sur mon front que des rayons de fête
Teints de pourpre et d'azur au prisme des vitraux ?
Jamais non plus, sans doute. En attendant, vaine ombre,
Oublié dans l'espace et perdu dans le nombre,
Je vis. J'ai trois enfants en cercle à mon foyer ;
Et lorsque la sagesse entr'ouvre un peu ma porte,
Elle me crie : Ami ! sois content. Que t'importe
Cette tente d'un jour qu'il faut sitôt ployer !
Et puis, dans mon esprit, des choses que j'espère
Je me fais cent récits, comme à son fils un père.
Ce que je voudrais voir je le rêve si beau !
Je vois en moi des tours, des Romes, des Cordoues,
Qui jettent mille feux, muse, quand tu secoues
Sous leurs sombres piliers ton magique flambeau !
Ce sont des Alhambras, de hautes cathédrales,
Des Babels, dans la nue enfonçant leurs spirales,
De noirs Escurials, mystérieux séjour,
Des villes d'autrefois, peintes et dentelées,
Où chantent jour et nuit mille cloches ailées,
Joyeuses d'habiter dans des clochers à jour !
Et je rêve ! Et jamais villes impériales
N'éclipseront ce rêve aux splendeurs idéales.
Gardons l'illusion ; elle fuit assez tôt.
Chaque homme, dans son coeur, crée à sa fantaisie
Tout un monde enchanté d'art et de poésie.
C'est notre Chanaan que nous voyons d'en haut.
Restons où nous voyons. Pourquoi vouloir descendre,
Et toucher ce qu'on rêve, et marcher dans la cendre ?
Que ferons-nous après ? où descendre ? où courir ?
Plus de but à chercher ! plus d'espoir qui séduise !
De la terre donnée à la terre promise
Nul retour ; et Moïse a bien fait de mourir !
Restons loin des objets dont la vue est charmée.
L'arc-en-ciel est vapeur, le nuage est fumée.
L'idéal tombe en poudre au toucher du réel.
L'âme en songes de gloire ou d'amour se consume.
Comme un enfant qui souffle en un flocon d'écume,
Chaque homme enfle une bulle où se reflète un ciel !
Frêle bulle d'azur, au roseau suspendue,
Qui tremble au moindre choc et vacille éperdue !
Voilà tous nos projets, nos plaisirs, notre bruit !
Folle création qu'un zéphyr inquiète !
Sphère aux mille couleurs, d'une goutte d'eau faite !
Monde qu'un souffle crée et qu'un souffle détruit !
Le saurons-nous jamais ? Qui percera nos voiles,
Noirs firmaments, semés de nuages d'étoiles ?
Mer, qui peut dans ton lit descendre et regarder ?
Où donc est la science ? Où donc est l'origine ?
Cherchez au fond des mers cette perle divine,
Et, l'océan connu, l'âme reste à sonder !
Que faire et que penser ? Nier, douter, ou croire ?
Carrefour ténébreux ! triple route! nuit noire !
Le plus sage s'assied sous l'arbre du chemin,
Disant tout bas : J'irai, Seigneur, où tu m'envoies.
Il espère, et, de loin, dans les trois sombres voies,
Il écoute, pensif, marcher le genre humain !
Mai 1830.