Poésie : L'expiation (V)
Titre : L'expiation (V)
Poète : Victor Hugo (1802-1885)
V.
Le nom grandit quand l'homme tombe ; 
Jamais rien de tel n'avait lui. 
Calme, il écoutait dans sa tombe 
La terre qui parlait de lui.
La terre disait : « La victoire 
A suivi cet homme en tous lieux. 
Jamais tu n'as vu, sombre histoire, 
Un passant plus prodigieux !
« Gloire au maître qui dort sous l'herbe ! 
Gloire à ce grand audacieux ! 
Nous l'avons vu gravir, superbe, 
Les premiers échelons des cieux !
« Il envoyait, âme acharnée, 
Prenant Moscou, prenant Madrid, 
Lutter contre la destinée 
Tous les rêves de son esprit.
« À chaque instant, rentrant en lice, 
Cet homme aux gigantesques pas 
Proposait quelque grand caprice 
À Dieu, qui n'y consentait pas.
« Il n'était presque plus un homme. 
Il disait, grave et rayonnant, 
En regardant fixement Rome 
C'est moi qui règne maintenant !
« Il voulait, héros et symbole, 
Pontife et roi, phare et volcan, 
Faire du Louvre un Capitole 
Et de Saint-Cloud un Vatican.
« César, il eût dit à Pompée : 
« Sois fier d'être mon lieutenant ! » 
On voyait luire son épée 
Au fond d'un nuage tonnant.
« Il voulait, dans les frénésies 
De ses vastes ambitions, 
Faire devant ses fantaisies 
Agenouiller les nations,
« Ainsi qu'en une urne profonde, 
Mêler races, langues, esprits, 
Répandre Paris sur le monde, 
Enfermer le monde en Paris !
« Comme Cyrus dans Babylone, 
Il voulait sous sa large main 
Ne faire du monde qu'un trône 
Et qu'un peuple du genre humain,
« Et bâtir, malgré les huées, 
Un tel empire sous son nom, 
Que Jéhovah dans les nuées 
Fût jaloux de Napoléon ! »
Jersey, du 25 au 30 novembre 1852.