Poésie : Les trois chevaux

Titre : Les trois chevaux

Poète : Victor Hugo (1802-1885)

Trois chevaux, qu'on avait attachés au même arbre,
Causaient.
L'un, coureur leste à la croupe de marbre,
Valait cent mille francs, était vainqueur d'Epsom,
Et, tout harnaché d'or, s'écriait : sum qui sum !
Cela parle latin, les bêtes. Des mains blanches
Cent fois de ce pur-sang avaient flatté les hanches,
Et souvent il avait, dans le turf ébloui,
Senti courir les cœurs des femmes après lui.
De là bien des succès à son propriétaire.
Le second quadrupède était un militaire,
Un dada formidable, une brute d'acier,
Un cheval que Racine eût appelé coursier.
Il se dressait, bridé, superbe, ivre de joie,
D'autant plus triomphant qu'il avait l'œil d'une oie.
Sur sa housse on lisait : Essling, Ulm, Iéna.
Il avait la fierté massive que l'on a
Lorsqu'on est orgueilleux de tout ce qu'on ignore ;
Son caparaçon fauve était riche et sonore
Il piaffait, il semblait écouter le tambour.

Et le troisième était un cheval de labour.
Un bât de corde au cou, c'était là sa toilette.
Triste bête ! on croyait voir marcher un squelette,
Ayant assez de peau sous la bise et le vent
Pour faire un peu l'effet d'un être encor vivant.

Le beau cheval de luxe, espèce de jocrisse,
Disait :
« Ici le pape, et là le baron Brisse ;
Pour l'estomac Brébant, pour l'âme Loyola ;
Etre béni, bien boire et bien manger, voilà
Ce que prêche mon maître ; et moi, roi de la joute,
J'estime que mon maître a raison, et j'ajoute
Que les cocottes font l'ornement du derby.
Il faut au peuple un dieu par les prêtres fourbi,
À nous une écurie en acajou, la bible
Pour l'homme, et des journaux, morbleu, le moins possible.

Le Jockey-Club veut mieux que l'esprit Légion.
Pas de société sans la religion.
Si je n'étais cheval, je voudrais être moine.
— Moi, je voudrais manger parfois un peu d'avoine
Et de foin, soupira le cheval paysan.
Je travaille beaucoup, et je suis, jugez-en
Par ma côte saignante et mon échine maigre,
Presque aussi mal traité que l'homme appelé nègre.
Compter les coups de fouet que je reçois serait
Compter combien d'oiseaux chantent dans la forêt ;
J'ai faim, j'ai soif, j'ai froid ; je ne suis pas féroce,
Mais je suis malheureux. »

Ainsi parla la rosse.

Le cheval de bataille alors, plein de fureur,
Indigné, bien pensant, dit : — Vive l'empereur !

Victor Hugo.