Poésie : La mer morte

Titre : La mer morte

Poète : Joseph Autran (1813-1877)

A François-René de Chateaubriand

Ô maître ! Ô voyageur, dont la voix souveraine
Nous saisit et partout sur tes pas nous entraîne,
Dont le poudreux bourdon brille plus à nos yeux
Que dans la main des rois un sceptre glorieux !
Toi qui, nous conduisant, multitude ravie,
Vers les mille climats qu'a visités ta vie,
Guide fascinateur, nous as fait traverser
Le monde tout entier, sans jamais nous lasser :
Que toute voix du siècle à ton nom rende hommage !
Nul n'a mieux enchanté les esprits de notre âge ;
Fils d'un monde vieilli, sans amour et sans foi,
Pour le régénérer nul n'a fait plus que toi.
Dès tes premiers soleils Dieu t'appelle : ton âme
D'Homère et de Colomb sentant la double flamme,
Tu pars, tu cours chercher un nouvel univers
Que révèle ta prose, — où puiseront nos vers.
Quelle était notre joie aux déserts d'Amérique,
Lorsque, frappant le roc de ton bâton magique,
Tu fis couler pour nous, à ruisseaux jaillissants,
Tout un fleuve inconnu d'harmonieux accents !
Forêts des premiers jours, savanes des Florides,
Que d'horizons ouverts, pleins d'images splendides !
Avec, quel art divin ta main nous dévoila
Le vallon de Chactas et le ciel d'Atala !
Tu repasses bientôt l'immensité de l'onde ;
Au pays des aïeux tu reviens; le vieux monde,
Livré dans ton absence aux tempêtes du sort,
T'entretient au retour de ruine et de mort.
C'est alors, ô René ! Qu’un jour ta fantaisie
Se réveille et nous mène aux rivages d'Asie ;
Elle plonge au désert, nous montrant chaque lieu
Dont le sol parle encore des miracles de Dieu.
Là, derrière un rempart de collines arides,
Sur des plages de cendre un lac étend ses rides.
Ta Muse le contemple, assise au bord mouvant ;
Puis de nouveau se lève et nous crie : En avant !
Mais la mienne aujourd'hui, simple fille de l'onde,
N'escorte pas plus loin ta course vagabonde ;
Pensive, elle s'arrête aux bords de cette mer
Dont sa lèvre, après toi, goûte le sel amer.

D'un antique anathème empreint à sa surface,
Dès le premier coup d'œil, on reconnaît la trace :
Aucune blanche écume, aucun frisson n'y court ;
Dans la saison brûlante, alors qu'il s'y déchaîne,
L'impétueux simoun lui-même agite à peine
Un flot qui se soulève et qui retombe lourd.

Dans son lit resserré, captive, elle est gardée
Par les monts d'Arabie et les monts de Judée,
Double mur en talus bordant ses pâles flots.
Étendue à leurs pieds, elle y reste assoupie,
Et, la nuit, on dirait l'eau dormante et croupie
Qui s'amasse dans l'ombre au pavé des cachots.

L'aloès, le palmier s'éloignent de ses plages ;
Elle ne connaît point le reflet des feuillages,
Ni la molle fraîcheur qui des rameaux descend ;
Un arbre, un arbre seul ose croître près d'elle ;
Le fruit en est brillant, mais l'écorce infidèle
Offre une cendre aride à la soif du passant.

L'œil d'un homme jamais n'a vu son onde oisive
Transporter un vaisseau de l'une à l'autre rive ;
Livrée à ses courants, toute barque s'y perd.
Au nageur odieuse, odieuse au pilote,
Cette morne surface où rien d'humain ne flotte
S'étend, désert liquide, au milieu du désert.

Dans les exhalaisons de la fétide mare,
Trahi par son instinct, si quelque oiseau s'égare,
Il tombe défaillant sur le gouffre empesté !
Au sein des flots épais que la mort seule habite,
De poissons émaillés nul essaim ne s'agite :
Solitude partout ! Partout stérilité !

Mais au fond de ces eaux, dont une clarté louche
A mes yeux par moments laisse entrevoir la couche,
Quel étrange spectacle attire mes regards !
A travers le linceul des-ondes immobiles,
J'ai cru voir et j'ai vu des squelettes de villes,
Murs croulants, toits rongés, décombres de remparts.

Ô mer ! Tu gardes mal ton sinistre mystère !
Non, tu n'as pas toujours, lac morne et solitaire,
De ta brume funeste empoisonné ces lieux :
Non, Dieu ne t'avait point ici marqué ta place,
Le jour où de l'abîme il mesura l'espace,
Et sépara les eaux de la terre et des deux.

Ta couche fut longtemps une plaine féconde :
Deux villes y dressaient leurs toits nombreux ; le monde
N'avait pas sous le ciel de plus belles cités.
Mais, rebelles aux lois de la nature sainte,
Les peuples qui roulaient de l'une à l'autre enceinte
En des crimes sans nom s'étaient précipités.

Là, des corruptions l'incestueux génie
Faisait à chaque seuil germer l'ignominie ;
Sur toute chair vivante il imprimait ses mains.
L'enfant à l'impudeur s'instruisait dans ses langes ;
Et l'homme et le vieillard convoitaient jusqu'aux anges
Qui, parfois à la nuit, traversaient les chemins.

L'herbe en fleur, au soleil, recevait les complices :
La débauche et la mort combinant leurs délices,
Le vin sur les pavés coulait avec le sang.
Si la place, au dehors, manquait à tant d'ivresses,
On entrait dans le temple, où le chœur des prêtresses
Adorait quelque dieu rampant et glapissant.

Dieu se leva, le Dieu qui lance l'anathème !
Dans un nuage ardent il descendit lui-même,
D'un déluge de feux il dévora leurs murs ;
Puis, jaloux d'effacer des vestiges immondes,
Par-dessus leurs débris il fit rouler tes ondes,
Comme on jette un manteau sur des restes impurs.

Un seul jour accomplit l'œuvre de sa colère ;
Et quand, le lendemain, l'astre qui nous éclaire
Du seuil de l'orient vint reprendre l'essor,
On eût dit que son disque hésitait sous la nue,
Surpris de rencontrer une mer inconnue
Au lieu de ces remparts debout la veille encore.

Depuis cette heure, ô lac ! Du milieu de ton gouffre,
S'exhale une vapeur de bitume et de soufre.
Elle obscurcit tes eaux, charge tes bords fumants ;
Et, lorsqu'à ta surface une tempête gronde,
Il semble que le peuple englouti sous ton onde
Mêle encore à tes bruits de sourds gémissements.

Et nul être vivant ne foule ton rivage,
Si ce n'est, quelquefois, un onagre sauvage
Qui passe, et de son cri fait retentir les airs ;
Ou l'Arabe de Tor qui vient par intervalle
Sur tes grèves, le soir, arrêter sa cavale,
Et, d'un bond fugitif, se replonge aux déserts !

Joseph Autran.