Poésie : Les premiers jours
Titre : Les premiers jours
Poète : Joseph Autran (1813-1877)
Tandis qu'un reste d'ombre obscurcit les vallées,
Et que la brume encore enveloppe les cieux,
Derrière la montagne aux cimes dentelées ;
Le soleil surgit radieux.
C'est lui, c'est le soleil ! Éveille-toi, nature !
Prompte à le saluer, ô terre, éveille-toi !
Et vous, flots de la mer que sa lumière azure,
Chantez un hymne à l'astre roi.
Sur la crête des monts, que sa splendeur inonde,
Il semble s'arrêter pour prendre son élan,
Et, d'un regard d'amour qui caresse et féconde,
Flatter la terre et l'Océan.
Ou plutôt, comme aux yeux apparaît sans obstacle
Le Dieu qu'un voile épais trop longtemps recéla,
Il sort de l'Orient comme d'un tabernacle,
Et dit au monde : Me voilà !
Soudain les mille voix d'un immense cantique
S'élancent jusqu'à lui, de l'aurore au couchant ;
Le monde rajeuni, saluant l'astre antique,
S'enivre de son propre chant.
Tout vient perdre sa voix dans ce chœur unanime,
Le vallon, la montagne, et l'arbre, et le gazon,
Et les oiseaux du ciel, et les flots de l'abîme,
Et l'homme, au seuil de sa maison.
— Salut ! Père des jours ! Auteur de toute flamme !
Nous te proclamons roi sur ton pavois de feu.
Oh ! Viens répandre en nous et la lumière et l'âme
Que tu prodigues comme un dieu.
Monte, et qu'à ta clarté tout ici-bas renaisse,
Que l'homme et que la fleur se parent de tes dons
Rends-nous cette beauté, rends-nous cette jeunesse
Qu'à jamais nous redemandons !
Monte, monte toujours ! Que ton front qui rayonne
A de nouveaux regards se montre incessamment,
Jusqu'à ce que midi suspende ta couronne
A la voûte du firmament ! —
Tel du monde au soleil s'est élancé l'hommage,
Et l'astre, poursuivant sa course dans l'éther,
Scintille, et son rayon vient sur la blanche plage
Dorer les franges de la mer !
Oh ! La mer ! Sous ces feux que lui verse l'aurore,
De quel joyeux éclat elle revêt ses flots !
Spectateur ébloui, j'ai cru la voir éclore
Des flancs ténébreux du chaos.
Oui, je crois assister à cette heure première
Où l'esprit du Très-Haut, sur les vagues porté,
Fit jaillir de son Verbe une immense lumière
A travers leur immensité.
Autour des archipels que Jéhovah découpe,
Autour des continents qui se creusent en lit,
Elle monte, elle écume; on dirait une coupe
Qui sous la main de Dieu s'emplit !
Je la vois en niveau rouler de grève en grève
Son cristal, où le ciel étonné de se voir
Sourit, émerveillé comme la première Ève
Souriant au premier miroir.
Je la vois, sur le sable et sur l'herbe des plages,
Sur la mousse des caps qui bordent son bassin,
Jeter la nacre et l'or des mille coquillages
Qui sont les joyaux de son sein.
Je la vois ! Je l'entends ! Sa voix neuve et sonore
Pour la première fois résonne sur ses bords,
Ainsi qu'un instrument qui, préludant encore,
Hasarde ses premiers accords.
Et les jeunes forêts de ses côtes sauvages
Lui répondent soudain par un frémissement
Qui roule et se- prolonge autour de ses rivages
Comme un vaste applaudissement.
Et les monstres sortis de sa vase féconde
Montent en se jouant à la face des eaux,
Et, joyeux, vers le ciel ils font rejaillir l'onde
Qui se croise en brillants arceaux.
Habitants de l'abîme aux innombrables races,
Dauphins intelligents, capricieux souffleurs,
Narvals et cachalots revêtus de cuirasses,
Dorades riches en couleurs.
Léviathan, porté par l'onde fléchissante,
Jette sur son empire un superbe regard.
Sous lui, la jeune mer est déjà blanchissante
Comme la tête d'un vieillard !
Les oiseaux pélagiens s'assemblent sur les rives
De langage et d'instinct et de couleur divers,
Ils iront, ils iront, par bandes fugitives,
Faisant le tour de l'univers.
Voici les albatros, voici les paille-en-queues,
Les pluviers, les pétrels volant ou surnageant ;
Voici les goélands qui rasent les eaux bleues
De leurs grandes ailes d'argent.
* * * * * * * * * * *
Mais quel est, à son tour, ce passager étrange
Qui vole dans l'éther et qui marche sur l'eau ?
Le flot, sur son passage, avec respect se range.
De deux créations prodigieux mélange,
Monstre des mers, il a les ailes de l'oiseau.
Sa plume ouverte au vent, le cygne a moins de grâce
A décrire sur l'onde un flexible sillon,
Et l'aigle aux cieux déploie une moins fière audace,
Quand, du haut de son aire, il plonge dans l'espace,
Et d'un front recourbé lutte avec l'aquilon.
La vague, devant lui, se divise écumante ;
Sa masse sur les eaux glisse avec majesté ;
Et, sous le vent plus fort, si sa vitesse augmente,
Sa course creuse au loin une ornière fumante
Comme celle d'un char dans la lice emporté.
Homme ! on te reconnaît à cet orgueil sublime !
Tu possédais la terre, et c'était peu pour toi ;
N'assignant pas de borne à l'espoir qui t'anime,
Tu veux régner aussi sur l'orageux abîme,
Et l'abîme orageux a reconnu son roi.
C'est toi qui, franchissant les eaux infranchissables,
Vas, sur ce frêle bois, chef-d'œuvre de tes mains,
Poursuivre à l'horizon tous les buts saisissables,
Braver les sourds écueils, les vents, les flots, les sables,
Et dans ce grand désert te frayer des chemins.
L'aquilon, dont l'haleine enfle tes rondes voiles,
Seconde ton essor sur l'espace écumant.
Ta main, selon le vent, ouvre et ferme leurs toiles ;
Et, quand revient la nuit, les fidèles étoiles
Pour diriger ton vol brillent au firmament.
Il est beau de te voir sur ces plaines profondes,
Navigateur novice et déjà souverain
Sans posséder encore ni boussoles ni sondes,
Avec ton seul courage, explorer tous ces mondes
Vainement séparés par le gouffre marin !
* * * * * * * * * * *
Ainsi les nations, à peine à leur naissance
Et déjà débordant de leurs étroits berceaux,
Emigrent, et la mer, modérant sa puissance,
Ménage en les portant leurs fragiles vaisseaux.
Tout s'agite, tout marche, et tout grandit à l'aise ;
Le fécond genre humain s'étend de toutes parts.
Au fond, de chaque golfe et sur chaque falaise,
Les naissantes cités ébauchent leurs remparts.
Tyr, la reine des mers, dans sa robe écarlate ;
Sidon, Corinthe, Argos, gloires des premiers jours ;
Ilion qui, superbe, au soleil se dilate,
Et charge de soldats.sa couronne de tours ;
Carthage, Lilybée, Arsinoé, Panorme,
Gadès qu'à l'Océan l'ancien monde allia ;
Rhodes, Samos, Éphèse, Athènes encore informe ;
Vous enfin, mes berceaux, Smyrne et Massilia !
Chaque peuple, imitant l'active Phénicie,
Sape, creuse les pins et les chênes entiers ;
Partout sonne un marteau, partout grince une scie,
Partout s'étend le bruit des populeux chantiers.
Tarse donne le fer dont la galère est ceinte,
Byblos les constructeurs, les charpentiers savants,
Le Liban les mâts, Tyr la pourpre et l'hyacinthe
Qui colorent le lin qu'arrondiront les vents.
Chaque heure voit lancer à la verte Amphitrite
Cent birèmes, aux flancs cousus de papyrus,
Dont les pieux nochers, accomplissant le rite,
Font des libations aux flots par eux accrus.
Et sur chaque vaisseau, prompts à se reconnaître,
Voguent l'enfant du Nil, l'enfant de l'Archipel,
Ceux que la Grèce heureuse ou la Perse voit naître,
Et qui, fous, de la vie ont entendu l'appel.
Et, vertes de festons, toutes ces nefs marines,
Avec l'aide du vent et l'effort des rameurs,
Vont, d'une rive à l'autre, échanger les doctrines,
Les trésors et les arts, les moissons et les mœurs.
Fruits que l'Egypte cueille et dogmes qu'elle adore,
Blés de Sicile, vins, huile, ivoire, or d'Ophir,
Toisons, miel de l'Hybla, feuillets de Pythagore,
Tout se fie à la mer, tout se livre au zéphyr.
Et le jour, bleu miroir, la mer calme reflète
Ces immortels vieillards, passagers radieux,
Qui, nouant à leur front la chaste bandelette,
Transportent dans leurs mains les lyres et les dieux.
Et la nuit, quand tout dort, le vent et l'onde amère,
Quand la lune est au ciel, les dauphins du sillon
Entendent à la proue un chanteur : c'est Homère !
Entendent à la poupe un sage: c'est Solon !
Des peuples fraternels alliances heureuses !
Sacrés embrassements que le Très-Haut bénit !
Croissez, multipliez, nations généreuses :
La mer vous séparait, la mer vous réunit !
Va, cours aux quatre vents, famille universelle,
Féconde ton empire agrandi chaque jour,
Et chante en chœur un hymne à la paix que Dieu scelle,
Au travail ! À la gloire ! Au génie ! À l'amour !
* * * * * * * * * * *
Ô jeunesse du monde ! Ô printemps de la terre !
Sur vos riants tableaux que de jours ont passé !
D'heure en heure, combien le souvenir s'altère !
Que de nuages noirs, que d'ombre délétère
Ont terni le spectacle à jamais effacé !
Après tant de douleurs, de forfaits, de ravagés,
Qui se souvient de vous dans ce monde trop vieux ?
Qui se plaît à revoir vos lointaines images,
Si ce n'est, par hasard, un poète aux rivages,
Quand il n'a devant lui que la mer et les cieux !